5- Le cerbère des toilettes
Quelqu'un toque à la porte et en l'ouvrant, je tombe sur un ado à la mèche rebelle. Il me fusille du regard par dessous ses cheveux, son sac à dos pend mollement à son épaule, aussi joyeux que lui.
— Entre.
— Trop aimable, dit-il, sarcastique.
Frank me pousse à l'épaule en entrant. Ca doit être soit un truc d'ado, soit un truc d'Alpha male. Quoi que ce soit, j'espère qu'il va réaliser qu'il n'a clairement pas besoin de ça pour m'intimider. J'avais déjà la trouille bien avant qu'il n'apparaisse devant ma maison. Il est trois heure de l'après-midi, exceptionnellement, Frank a fini plus tôt que Cisco, qui est censer arriver dans trente minutes. Une tasse de lait est déjà dans le micro-ondes et je me sens con. Mais puisqu'elle y est, je la fais chauffer. Frank a déjà le cul vissé au canapé, il me regarde de travers quand je pose le chocolat chaud sur la table basse pour lui.
— T'as nettoyé ton clapier ? Marmonne t-il.
— Ton sens de l'observation m'épates.
Si on joue aux sarcasmes, autant y aller à fond. Frank lève un sourcil, le nez retroussé, il cache à peine son mécontenement. A peine étant un euphémisme.
— Maria m'a dit que tu devais faire tes devoirs, tu viens juste de rentrer alors je te laisse une heure et après tu peux t'installer à la cuisine ou rester ici si tu veux.
— Quoi, t'es mon père peut-être ?
— Non, mais si tu veux, je peux appeler ta mère pour lui demander son avis...
Frank serre les dents, je hoche la tête.
— Ok, cool...
S'il me déteste, autant que ce soit pour une bonne raison.
— Tu peux mettre un CD ou regarder la télé, m'emprunter un livre, peu importe. Si t'as soif, la cuisine est par là, les toilettes sont au fond, deuxième porte à droite.
Seul un grognement répond à tout ce que je viens d'expliquer. Un coup d'oeil à l'horloge m'indique qu'il me reste une vingtaine de minutes avant que Cisco n'arrive, je prends mon ordi et je consulte mes mails. La télé s'allume dans mon dos, le son poussé au maximum. Partiellement pour m'ennuyer, sans doute. Un klaxon retentit, comme Tuck me l'a expliqué. Je sors pour acceuillir le deuxième grain de sable dans ma routine. Le chauffeur me fait un bref signe de tête, je réponds de la même façon et manque de trébucher sur mes propres chaussures en me rapprochant de la porte du bus. Génial. Un homme donne la main à Cisco et l'aide à descendre les marches.
— Bonjour, sourit-il.
Je souris stupidement. Arrivé à la dernière marche, Cisco fait un grand bond pour attérir sur le bitume, son cartable rebondit sur son dos, son doudou pend dans ses bras. Un énorme sourire plus tard et il délaisse la main de l'homme pour choper la mienne.
— A demain, Cisco !
— A demain, Chester !
Le bus continue sa route et on est laissé sur le pavé. Je pèse le pour et le contre, je pourrais encore m'enfuir. Cisco me tire par la manche, je baisse la tête, il attend.
— T'es encore une pierre ?
Je me mords les lèvres et secoue la tête avec incrédulité. Les pas de Cisco sont plus petits que les miens, on met le temps qu'il faut mais on finit par y arriver. Mon porte manteau n'est pas assez grand pour contenir toutes les vestes, c'est une grande première. Cisco est attiré par la télévision comme un insecte par un néon, je sors le paquet de biscuits au chocolat et je fais chauffer deux tasses de lait cette fois-ci, j'ai besoin d'un remontant moi aussi. Au contraire de son frère, Cisco se jete sur le goûter avec enthousiasme, les yeux glués à l'écran.
— Une heure de télévision et après on fait les devoirs, répété-je.
— C'est quoi une heure ?
— C'est deux fois trentes minutes, répondé-je.
Cisco fronce le nez, ses yeux se perdent dans le vague, je le fais beuguer aparemment. Je rapetisse à vue d'oeil, je l'avais dit, gérer des gosses je ne sais pas faire. Je cherche desespérement dans la pièce, mon regard accroche l'horloge, un éclair de génie surgit.
— Tu vois l'horloge ? Quand la grande aiguille sera ici, sur le six, ça fera une heure.
— Oh... D'accord !
Ca me laisse une heure de répis... Je me mets à l'ordinateur et essaye d'abattre un peu de travail mais...
— Miiiiiike ?
Cisco me tire la manche, je me décolle de mon propre écran:
— Quoi ?
— Je veux faire pipi mais le chat veut pas me laisser entrer, boude t-il.
— Cyr ?
Les sourcils froncés, je suis le regard de Cisco. Devant la porte des toilettes, Cyr cligne des yeux, assit sur son derrière. Je roule des yeux:
— Cyr, viens ici.
Même le chat me donne du fil à retordre. La moue de Cisco s'accentue quand Cyr baille et fait des vagues avec sa queue.
— T'auras pas de croquettes si tu restes là-bas, le menacé-je.
Au mot “croquettes”, miracle. Cyr miaule et trottine jusqu'à la cuisine en remuant du popotin, redevenu courtois. Cisco rit sous cape. Je croise les bras:
— Vas-y, avant qu'il ne change d'avis.
Cisco arrondit les yeux et court s'enfermer dans la salle de bain tandis que je remplis la gamelle de Cyr à ras-bord.
— C'est du chantage, tu sais, grogné-je en lui gratouillant la tête.
Cyr ronronne et croque voracement quelques croquettes. Je réussis à faire quelques codages avant que l'heure ne me rattrape, il est seize heure trente-cinq. Frank est toujours affalé devant la télé, il se ronge les ongles et Cisco se raconte une histoire en tournant les pages d'un de mes mangas.
— Ok, c'est l'heure, déclaré-je.
— Encore cinq minuuuutes ! Réclamme Cisco.
— Les cinq minutes sont déjà passées ! Devoirs, maintenant !
Cisco soupire lourdement et referme le manga avec plus de force que necessaire. Ca pourrait être impressionnant. S'il n'avait pas six ans. Il tape des pieds sur le parquet en allant chercher son cartable et disparait dans la cuisine, Frank lève un sourcil. On va dire qu'il est sourd, c'est plus rassurant que de se dire qu'il m'ignore sciemment.
— Devoirs, répété-je.
— Ou sinon quoi ?
Est-ce que j'étais si désagréable quand j'avais onze ans ? Je prends une inspiration calme sans montrer mon trouble et j'y réfléchis bien. Qu'est-ce que ça me fait s'il ne fait pas ses devoirs ? A moi, ça ne fait rien du tout. Je hausse les épaules:
— Ok, comme tu voudras.
Frank est pris de court, il fronce les sourcils et me dévisage longuement, comme si une corne m'était poussé au milieu du front.
— T'es vraiment nul, comme baby-sitter.
— Peu importe. Je vais aller travailler avec le moins penible de vous deux. Qui a six ans.
Je tourne les talons. Cisco a ouvert ses cahiers et est déjà entrain de travailler calmement, en battant des jambes. Il doit compter le nombre de points sur les dés, il a l'air assez doué pour se débrouiller tout seul, je me contente de lui montrer le nombre sur mes doigts quand il a un doute et je le laisse compter à voix haute.
— Et qu'est-ce que tu dois faire après ?
— C'est marqué sur le cahier rouge ?
— Le rouge, hein ?
On pourrait jouer au Uno avec le nombre de cahiers de couleur étalé sur la table. J'ouvre le cahier rouge, une fiche y est collé. Je surligne avec un fluo la ligne qui dit “compter les dés”, Cisco halète.
— On n'a pas le droit de faire ça...
— Oh, oup's... C'est pas grave, tu diras à ta maîtresse que je ne savais pas. Après tu dois lire la liste de mots du cahier bleu... Le cahier bleu... Le voilà !
Je brandis le cahier bleu et je le donne à Cisco, puis je referme le cahier jaune du calcul. Un coup d'oeil discret dans le salon m'informe que Cyr s'est installé sur les genoux de Frank. Et ce dernier a sorti ses affaires pour travailler, avec la télé allumée mais au moins il fait ses devoirs. Je me fais un high-five mental et je retourne aider Cisco.
Et ce n'est que le début d'un long mois.
Le bruit de la télévision est assourdissant, je ne m'entends même pas penser. Sur l'écran, Frank sourit et Cisco danse comme s'il avait un insecte dans le pantalon. Je cligne des yeux comme une chouette mal reveillée, les mains sur les hanches.
— Mais qu'est-ce que vous fichez ?
— On fait la danse de la main !
Les sourcils froncés, j'interroge Frank du regard. Ce dernier hausse une épaule avec désinvolture et monte le son. Et d'un coup ça me percute comme un camion bène un dimanche matin sur une route déserte. La chaine de musique passe "Les plus grands tubes de 2009" et une chanteuse chante à tue tête et s'en donne à coeur joie en remuant du popotin. Rien de dérangeant. Jusqu'à ce qu'elle se penche au sol en twerkant comme une damnée.
— OK ! On a assez dansé la danse de la main pour aujourd'hui ! Dis-je en arrachant la télécommande des mains de Frank.
— Nooooon ! Encore, encore ! Réclame Cisco.
J'éteins le poste.
— Cisco, c'est l'heure des devoirs de toute façon, va chercher ton cartable, j'arrive.
Cisco souffle et part en grommellant que je suis nul et estupido. C'est pas grave, je crois que le rôle d'ainé relou me va comme un gant. Frank se retranche derrière sa mèche en fronçant le nez.
— De toute façon, t'as même pas la TNT, c'est pourri.
— Et on se demande pourquoi ! Je vais pas payer 30€ de plus pour voir des filles à moitié à poils !
Si je veux vraiment voir un porno, internet est une source inépuisable de contenus très graphique. Pas que j'en regarde, mais on sait jamais. La télé me sert seulement pour mes dvd et mes jeux vidéos. Occasionnellement, je mate la météo et le zapping quand je m'ennuie. Bref, retour au problème actuel:
— Tu devrais faire tes devoirs aussi...
Frank me dévisage de haut en bas avec un rictus.
— Pfff... Laisse tomber. Tu vois bien que tu sers à rien, ce baby-sitting, c'est une grosse blague. J'ai onze ans, j'ai pas besoin qu'on me surveille, je préfère encore rester à l'école plutôt que de venir chez toi.
— Et le rapport avec tes devoirs, il est où ?
Frank lève les yeux au ciel, s'enfonce dans le canapé et pose les pieds sur la table basse en m'ignorant. Ca promet.
Et chaque soir, Maria revient du travail avec des cernes mais un sourire soulagé.
— Ils ont été sages, Mickey ?
Cisco sourit, un vrai moulin à paroles, mon regard se dirige vers Frank qui fait l'ange.
— Oui, Maria, tout s'est bien passé.
C'est faux, mais je me sens trop pathétique de ne pas réussir à gérer un mome de onze ans alors je me mens, je mens à Maria et Frank sourit.
— Frank, baisse moi cette télé ! Crié-je.
Le volume redescent, je me passe une main sur le visage et pose le coude sur la table. J'ai abandonné l'idée de faire obéir Frank mais Cisco m'écoute encore au moins. Devant ses devoirs, j'ai quand même envie de m'arracher les cheveux.
— Est-ce que je colorie ici ou pas ?
— Il faut que tu calcules d'abord. Si ça fait neuf, tu dois le colorier en bleu, si ça fait quatre, tu dois le colorier en rouge, si ça fait onze, c'est le vert...
Cisco s'arrête de colorier et relève des yeux mouillés de son coloriage magique.
— J'ai colorié en rouge ! Geint-il.
Je tourne la feuille vers moi, retiens un soupir et fouille dans sa trousse.
— C'est pas grave, on va gomer.
— La maîtresse, elle veut pas qu'on gome, pleurniche Cisco.
La gome retourne dans la trousse. Dans le salon, la télé se remet à atteindre des décibels à rendre dingue même un sourd. Dans deux secondes, je vais péter un cable.
— J'ai mal aux oreilles, Mickey.
Moi aussi. Mon palpitant bat comme un forcené dans ma cage thoracique, je suis à deux doigts de bondir de ma chaise. Puis finalement, c'est trop. La rage me prend à la gorge, je saute de ma chaise et je vais dans le salon. Frank a les pieds posés sur la table basse, il pianote sur son portable que Maria lui a rendu depuis qu'il est sage comme une image. D'un pas dirigé par la colère, je vire les jambes de Frank, prends la télécommande et éteins la télé. Puis je repars avec sans un regard pour lui. Dans la cuisine, j'attends d'être hors de vue pour m'appuyer contre le mur et souffler toute la rancoeur qui s'accumule quelque part entre mon estomac et mes poumons. A la table, Cisco commence à pleurer, mon coeur se serre.
— Pleure pas...
Je lui enlève le crayon de couleur des doigts et j'efface ses larmes avec la manche de mon sweat-shirt.
— Pleure pas, tu vas pas te faire disputer, t'as colorié qu'une petite partie, on continuer le reste de la case en vert, ok ?
Cisco hoche la tête en reniflant bruyamment, je lui tends le crayon vert et je le regarde colorier. Ca fait disparaître les dernières traces d'enervement dans mes veines.
Jusqu'à ce que la télé se rallume.
— Oh...
Je grimace, tends le sachet plastique qui contient le pantalon trempé de Cisco. Maria fronce le nez et le prend.
— Ca fait longtemps qu'il n'avait pas eut d'accident, s'excuse t-elle.
Cisco porte un vieux caleçon à moi, c'est tout ce que j'avais à sa taille. Il baisse la tête, les joues rougies par la honte. Frank ne dit rien, je m'attendais à ce qu'il se moque de lui tout le reste de l'après-midi mais aparemment il n'aime tyraniser que moi. Je hausse une épaule:
— C'est pas de sa faute, c'est Cyr qui l'empêchait d'aller aux toilettes et je n'ai pas été assez vite.
— Cyr... ? Demande Maria, perplexe.
Frank renifle avec amusement, Cisco pousse un gémissement gêné et va se coller contre la jambe de sa mère tandis que je me dandine bizarrement.
— Mon chat, ricané-je nerveusement.
Le jour suivant...
— C'est complétement stupide, grommele Frank.
— Estupido, traduit utilement Cisco.
Je les toise tous les deux, les mains sur les hanches. Je leur ai donné à chacun un petit sac de croquettes.
— Ce qui est stupide, c'est d'attendre que Cyr te laisse passer, Cisco. Alors s'il est devant la porte des toilettes et que tu dois vraiment y aller...
Je secoue le sac, Cyr raplique en miaulant de façon angélique. Cisco croise les bras, il boude. Je depose un petit mont de croquettes par terre, Cyr se jete dessus comme s'il n'avait pas mangé depuis quinze jours. Frank roule des yeux:
— Depuis quand on récompense une sale bête ?
— Il va finir par comprendre qu'il doit bouger quand tu dois y aller, ok ? Dis-je en ignorant Frank.
Cisco hoche la tête.
Après les devoirs, il reste pratiquement deux heures à occuper. Cisco est vraiment, vraiment, vraiment compliqué à gérer pendant ces deux ridicules heures. Je ne compte plus les parties de cache-cache, de roi soleil... Depuis les coloriages magiques, Cisco deteste les coloriages tout court, les crayons et les jolis dessins vierges ne l'interessent plus, je les ai remisé au placard avec desespoir. Maintenant, mon jeu préféré, c'est le roi du silence. Malheureusement...
— Mickeeeeeeey ! Cyr a déchiré le sac de croquettes devant la porte et il veut pas que j'aille aux toilettes !
Le silence est compromis et la seule chose qui règne chez moi, c'est le chaos. Sans compter les chats récalcitrants et les ado rebelles.
6- J'ai croisé Lucas
Je reviens des toilettes quand j'entends un bruit suspect. Puis Cisco halète d'une manière totalement familière. Il fait le même bruit quand il a mal colorié son coloriage magique ou qu'il a fait une bêtise. Et si ce n'était pas assez d'indices...
— On va se faire disputer...
Ca, c'est assez. Avant d'entrer pour de bon dans le salon, je ferme les yeux, renverse la tête en arrière et me prépare à découvrir quelque chose qui ne va certainement pas me plaire. Qu'est-ce que ces sales gosses ont encore inventés pour me rendre chèvre ?
— Cache-le !
Je fais un pas dans le salon avant que Frank n'ait pu obéir à l'ordre paniqué de son frère et la scène me tétanise à l'entrée. On pourrait croire qu'il a neigé dans la pièce s'il n'y avait pas un plafond au dessus de nos têtes.
— Que...
Les deux frères se retrouvent soudainement face à moi. Dans les mains de Frank se trouvent l'extincteur qui est normalement rangé dans le petit placard de la cuisine. Ils ont aspergé tous les meubles, le canapé est blanc et le parquet est recouvert de mousse. Cisco a le bon sens de se mordre les lèvres et de rougir en baissant la tête avec culpabilité, contrairement à Frank qui lève le menton comme s'il ne venait pas de détruire mon living-room.
— Mickey, pardon ! S'exclame Cisco.
Une odeur chimique me prend à la gorge et me pique les yeux. Il n'y a même pas une once de colère dans mon coeur, juste... de la surprise et de l'abattement. Je fais signe à Frank de me donner l'extincteur, ce qu'il fait sans chipoter. Pendant une seconde, j'ai envie de l'asperger entièrement avec le jet de mousse, parce qu'il me fatigue et que j'en ai marre de ces conneries. Je me contente de ranger l'extincteur à sa place, je prends les grands chiffons que je garde pour essuyer la vaisselle, deux seaux qui trainent dans un coin et je les lance à Cisco et Frank.
— Au boulot.
Peut-être par culpabilité ou par pitié, Frank s'execute. De mauvaise humeur, mais il nettoie. Cisco est un bon gamin, il sait que ce qu'il a fait n'est pas bien et qu'il a plutôt intérêt à réparer ses bêtises plutôt que de râler. Quant à moi... Je sors et je m'assieds sur le porche, dans ma prison de montants. Ils peuvent se débrouiller tout seul pendant dix minutes, j'ai besoin de souffler.
Comme si la journée n'était pas déjà assez pourrie, il se met à pleuvoir. La chattière claque et Cyr vient se frotter à moi en miaulant. Il me harcèle jusqu'à ce que je le caresse. Les yeux fermés, j'écoute la pluie tomber au sol en un plic ploc régulier, apaisant. Cyr vient s'asseoir sur mes genoux, le contaste entre son corps chaud et l'air tiède finit de me calmer mais ne change rien à ce qui vient de se passer.
— Peut-être que je devrais laisser tomber...
J'avais prévenu Tuck, je ne suis pas baby-sitter, je ne sais pas gérer les gosses et chaque jours qui passent nous le prouve, à tous. La porte s'ouvre, le battant claque contre le mur et les petits pieds de Cisco piétinent. Un silence s'installe, je rouvre les yeux et je le regarde se dandiner avec embarras.
— Mickey...
— Vous avez finis de nettoyer ?
— Ok. Alors, tu peux prendre un livre ou un coloriage.
Cisco grimace et opine du chef en faisant la moue.
— Tu veux pas jouer aujourd'hui ? Demande t-il d'une petite voix.
Je soupire, le mouvement bouscule Cyr qui fait un petit bruit contrarié, sort ses griffes pour me garder immobile.
— Je suis pas vraiment d'humeur à jouer après la grosse bêtise que vous avez fait.
Les yeux de Cisco se remplissent d'eau. Ca me serre le coeur mais je ne le montre pas.
— T'es fâché ?
— Ouais, je suis fâché.
Cisco couine pathétiquement, sa lèvre supérieure tremble avant qu'il ne se jete sur moi pour enrouler ses bras autour de mon cou sans se soucier de Cyr qui détale. Ce qui est impressionnant parce qu'il en a peur normalement. Je reste les bras ballants comme une andouille, étonné par l'étreinte.
— Pardoooooon ! On le refera plus jamais, jamais !
— Plus jamais, sûr ?
Les bras de Cisco se serrent et il hoche frénétiquement la tête.
— Plus jamais ! Promet-il.
— D'accord, alors je suis un peu moins fâché.
Comme il ne m'a toujours pas lâché, je lui tapote maladroitement le dos.
— Allez, va.
Cisco se décale, essuie les larmes qui n'ont pas réellement le temps de couler sur ses joues et m'envoie un petit sourire. Il trottine à l'intérieur en laissant la porte ouverte, ma maison est un veritable moulin. Cyr s'est remis de ses émotions et s'est assis pour contempler le paysage delavé par la pluie. Parfois, lorsqu'il pleut, ça me donne l'impression que toutes les couleurs déteignent pour disparaître doucement. Le parquet craque, quelqu'un d'autre vient me voir, mais je sais qu'il n'a aucune intention de s'excuser celui-là. Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête de Frank, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il pense, ni de ce qu'il fait, de ce qu'il a l'intention de faire après. Est-ce qu'il se moque silencieusement de moi ? Est-ce qu'il trouve que je suis un bouffon ?
— Pourquoi est-ce que tu me détestes autant ?
Parce que franchement, à part exister, je ne vois pas. Frank ne répond pas, il tourne les talons et s'en va. Il va sûrement aller textoter ses potes tout en matant la télé. La pluie s'intensifie, un éclair vacille comme un stroboscope et déchire le ciel. Peut-être que si je descends les marches et que je quitte l'avancée, toutes mes couleurs vont se faire aspirer par le sol.
— Oh... Hey, Michaël !
La voix me tire de mes pensées, mes pieds ont une pause sur le bitume. C'est juste assez pour permettre à la personne de me rattraper. Une jolie brune avec des jolies yeux et un sourire encore plus joli.
— Tiens, Agatha..., dis-je avec un enthousiasme légèrement forcé.
En d'autres circonstances, j'aurais été absolument ravi qu'elle vienne me parler, mais les souvenirs que j'associe à elle... La fameuse catastrophe de la carotte. J'ai passé la semaine qui a suivi à me rappeler combien j'ai été stupide pendant notre conversation et maintenant je n'ai qu'une envie: trouver vite un trou où m'enterrer. Loin de se douter de mon malaise, Agatha sourit:
— On arrête pas de se croiser en ce moment, c'est drôle... Comment ça va depuis la dernière fois ?
Ma santé mentale décline à cause de deux mioches insupportables...
— Super et toi ?
— Pareil. Alors..., commence t-elle avec un sourire secret. Qu'est-ce qui t'amènes en ville ?
— Ah euh... Ma voiture faisait des drôles de bruit alors je suis allé la déposer chez le mécanicien, il est entrain de... l'examiner, dis-je avec une moue sérieuse.
Agatha glousse à mon ton dramatique :
— C'est si sérieux que ça ?
— Je le saurais après la batterie de test. Et toi, qu'est-ce que tu fais ici ?
— C'est l'anniversaire de ma tante, je viens de lui acheter un cadeau, c'est la femme la plus compliquée de l'univers, rit-elle.
— Oh...
Entre ses doigts, le sachet plastique se froisse, elle est rayonnante, elle donne l'image de la fille la plus souriante et la plus heureuse de toute la terre.
— Tu fais quoi de beau ?
— Pas grand chose...
C'est vrai, ce qui ne fait rien pour améliorer ma réputation d'hermite mais bon.
— Eh bien si tu ne fais "pas grand chose"... On pourrait aller boire un verre au Sixt, c'est juste à coté, propose t-elle.
Par automatisme, je me mets à chercher une excuse pour repousser l'invitation.
— Je...
Et là, le trou noir. Rien ne me vient. Et elle attend une réponse. Je panique, perds contenance.
— Ouais, ok, pourquoi pas.
Elle va me prendre pour une personne folle à lier à la fin.
Un milkshake et une menthe à l'eau commandés, Agatha me dévisage avec un grand sourire.
— Je ne t'ai presque pas reconnu la dernière fois à la superette.
— Ah bon ?
Ma main corne nerveusement le menu, je m'arrête quand je croise le regard réprobateur d'un serveur et je m'accoude à la table. Agatha remet une mèche derrière son oreille, ses yeux pétillent.
— Oui, pourtant t'as pas tellement changé finalement.
Je lui renvoie un sourire. Je ne sais pas trop quoi lui répondre, je n'ai pas envie de parler de météo, ça craint. Une serveuse arrive avec nos verres, Agatha sirote son milkshake et n'a pas l'air perturbé par mon silence. Du coup, je me retrouve à l'observer. Elle n'est pas trop maquillée, juste un peu aux coins des yeux et le jean et le tee-shirt qu'elle porte lui confèrent une beauté simple et naturelle. Elle est canon, mais c'est presque comme si elle ne le savait pas.
— Alors... Tu fais quoi comme boulot en ce moment ?
C'est le genre de question que je déteste mais que tout le monde pose, ça devrait aller. Agatha repose son verre, elle a une moustache blanche sur la lèvre, elle rit et l'essuie. Elle est mignonne, si ça m'était arrivé, j'aurais été mort de honte, elle, elle est juste amusée.
— J'ai pas quitté l'université en fait, sourit-elle. Je bosse à la bibliothéque, je range des livres, j'archive des trucs, je passe des commandes... C'est pratiquement toujours la même chose mais ça me dérange pas.
— Plutôt cool, t'es entourée de bouquins toute la journée alors.
— Ouais et d'étudiants, la plupart sont barjots, se marre t-elle.
La menthe me pique les narines, je me frotte le bout du nez avec ma manche. Agatha remue la paille dans son milkshake, je cherche un sujet de conversation mais rien ne me vient. Puis Agatha relève les yeux et se mord les lèvres:
— Sinon... J'ai croisé Lucas en ville la dernière fois...
Mon sang se glace immédiatement. Mes yeux restent fixés sur le rond d'eau qu'à laissé mon verre sur la table. Agatha continue sans attendre:
— On a parlé un peu mais c'était un peu bizarre, il avait l'air gêné... J'arrive pas à croire que vous ne soyez plus amis...
Ma bouche s'assèche, mon estomac se tord, mes paumes deviennent moites, une sueur glacée couvre mon dos. Agatha cherche mon regard, soucieuse:
— Qu'est-ce qui s'est passé entre vous deux ?
— Je ne veux pas en parler.
Pas à toi, pas à personne. La dureté de ma voix semble la surprendre, elle se redresse comme si je l'avais giflé. Je regrette un peu, parce que sa curiosité n'a rien de vicieuse ou d'intrusive, elle paraît juste... eh bien: déçue et triste.
— Oh... Ok, je n'insiste pas ! Au fait, tu as vu le signe qu'ils ont rajouté sur la 4eme rue...
Agatha tente bien de relancer la conversation, en vain. Mon cerveau est resté bloqué sur "J'ai croisé Lucas en ville".
Quand je quitte Agatha après m'être excusé rapidement auprès d'elle parce que "tu comprends, j'ai mes demi-frères à garder et je ne peux pas être en retard pour le bus scolaire sinon mon père va me flinguer", je croise Lucas à chaque coin de rue. Il est appuyé contre le bureau de poste, entrain de sourire en rejetant la tête en arrière pour contempler le ciel, il marche sur le trottoir d'en face, il lit sur un banc public, il écoute de la musique en remuant la tête, il met de la monnaie dans le distributeur de la station service... Chaque centimètre carré de cet endroit me le rappelle et c'est plus que je ne peux en supporter. Je prends ma Logan et je rentre chez moi dans un tel état de nerf que je n'entends pas le bus scolaire klaxonner trois fois et que Chester doit toquer à la porte pour me remettre Cisco en mains propres, un petit colis remuant et souriant dont je redoute les bêtises à venir.
Puis c'est le tour de Frank, qui entre sans frapper avec sa capuche sur la tête et sans même se donner la peine de dire "bonjour", qui s'affale dans le canapé comme s'il avait dans l'idée de fusionner avec le tissus.
— Ok, c'est l'heure des devoirs.
Sauf que Cisco ne veut pas faire ses devoirs, il en a rien à fiche du rond et du carré, des chiffres à additionner et des listes de mots à lire et à écrire. Il me tape la crise du siècle et je peux presque entendre Lucas grommeler et le voir se plaquer les mains sur les oreilles. Son image est sortie de la bouche d'Agatha et elle m'a poursuivi jusque chez moi, il est partout. Et je suis tellement à fond avec Cisco que j'ai peine à capter ce qui se passe autour, encore moins dans la pièce d'à coté. Ce n'est que lorsque je perçois les notes de Dumb que je me rends compte que Frank a mis le CD de Nirvana dans la chaîne Hifi.
— Non, non, non, dit Cisco.
Non, non, non, répond une petite voix terrifiée au fond de moi. Mon pouls commence à battre dans le bout de mes doigts, un tambour régulier contre ma cage thoracique.
— Cisco..., tenté-je.
— Non ! Hurle t-il.
La chanson est bientôt finie, mon coeur tape un sprint dans ma poitrine, mes doigts tremblent. Je trébuche jusqu'au salon, Frank pianote, je panique.
— Eteins la chaine hifi.
Frank ne relève pas la tête de son portable, des fourmis se battent dans mes pieds et devant mes yeux. Mes poumons se compressent au fil des secondes, Dumb va se finir, Dumb va prendre fin, pas ça.
— Frank, éteins-moi cette putain de chaîne hifi ! Crié-je, hystérique.
— C'est bon, je vais baisser ! Arrête de gueuler comme un putois, taré !
Trop tard. La chanson suivante prend le relai, mon coeur s'arrête.
What else should I be
All apologies Mes pieds s'emmêlent en prenant le chemin de la sortie, je m'étale par terre, je me claque la tête sur le parquet. Pas assez fort pour me faire perdre conscience, j'aurais préféré. Des choses remontent, des paroles affreuses, des trucs que j'enterre tous les jours, elle s'accrochent à mes chevilles comme un monstre et elles remontent sur moi, elles pèsent sur mon corps, trop lourd, trop présentes, dans mon espace, elles me bouffent. Ma carcasse se soulève au rythme de mes respirations paniquées, j'essaye de compter comme on m'a appris mais c'est trop tard. La voix de Kurt Cobain rape comme mes mains quand elles s'enroulent autour des montants de ma prison.
— Mickey ?
La tête me tourne, elle pulse et bat follement, ma gorge se ferme, je commence à etouffer, à perdre pied. Cette fois-ci, je vais vraiment crever, je le sens jusque dans mes os.
— Frank, Mickey a un problème ! Hurle Cisco.
— Plusieurs, tu veux dire. Quoi ?
Mon corps se met à trembler tout seul, mes ongles trop longs erraflent ma gorge, je n'arrive plus à respirer, l'air ne passe plus, je ne pense plus, je pense trop. Des mains affolées me saisissent les poignets, quelqu'un parle, je me débats, j'ai peur, je vais crever, je vais crever, je vais crever...
Je suis dans ma chambre, All apologies est en route et je regarde le plafond, je suis de retour dans ma chambre, avec ce putain de CD et ce putain de plafond à la con. Je regarde le plafond et rien n'existe.
— Michaël ?
— Il est réveillé ? Pleurniche Cisco.
Mes yeux sont fermés, ma tempe et le reste de mon corps sont appuyés contre quelque chose de dur, je suis par terre, sur le coté. Une série de frissons me parcourt de la tête aux pieds sans discontinuer, ma tête flotte, ma gorge est sèche, ma respiration est entrecoupée, bizarre.
— Encore un peu mais mieux maintenant, qu'est-ce que je dois faire ?
La voix de Frank. Petite et vacillante, pas normal. J'ouvre les yeux, on dirait que mes paupières pèsent une tonne. Je ne vois que les montants de ma prison, un bras me maintient sur le coté, je ne peux pas bouger.
— Michaël, tu m'entends ?
Je fais un effort pour lui répondre mais tout ce que j'arrive à faire, c'est grogner et grimacer. Quelque chose de poisseux tiraille ma joue, je n'arrive pas à lever la main pour l'enlever, on m'a enroulé dans une couverture.
— Attends...
Quelque chose se colle à mon oreille, je mets un moment à comprendre que c'est un portable.
— Mickey ?
— Pa' ? Grommelé-je.
— Comment tu te sens, Schatzi ?
Tout me revient doucement, je suis pas en état parce que je viens de faire une crise d'angoisse. Et apparemment, j'ai perdu conscience, ce qui est une grande première. J'étire prudemment mes jambes et avec un effort je me redresse sur un coude en maintenant le portable contre mon oreille.
— Ca va, croassé-je.
— C'est pas ce que Frank vient de me dire...
J'ai comme un chantier en travaux dans le crâne, ça pulse et ça tremble, je grimace et frotte mon front avant de gémir de douleur. Mes doigts sont rouges quand je les retire.
— Je me suis un peu ouvert à la tête, je crois...
Avec un effort, je m'appuie contre la ballustrade. Devant moi, Frank est accroupi et se ronge les ongles. Au début, je me dis qu'il y a quelque chose d'étrange dans son comportement. Puis je réalise qu'il n'est pas fixé à son telephone et que c'est la première fois que je vois réellement ses yeux.
— Je suis là dans cinq minutes.
— Pas la peine.
La salive me monte à la bouche, je déglutis difficilement, j'ai la nausée. Du regard, je cherche Cisco.
— Je suis déjà sur la route de toute façon.
— Téléphone au volant, marmonné-je.
— Je sais, je sais.
Je ferme les yeux en espérant que ça fera filer les vagues dans mon estomac. Mauvaise décision. J'ai juste le temps de rendre le portable à Frank avant de vider tout ce que j'ai avalé aujourd'hui par dessus la ballustrade. Quand mon ventre cesse enfin de se contracter, je reprends ma respiration et grimace. J'ai du me cogner plus fort que je ne le pensais. Frank parle au télephone avec une main devant les narines, pauvre gosse.
Tout se confond après ça. La transpiration causée par la panique sèche sur ma nuque, Frank m'apporte un verre d'eau et je me rince la bouche en soupirant, je ne sais pas du tout où se trouve Cisco, ce qui fait certainement de moi le pire baby-sitter de la planète. Lorsque les phares du pick-up de mon père éclaire le chemin, je rouvre les yeux et m'apperçois que j'ai commencé à piquer du nez sans m'en rendre compte. Tuck trébuche hors de son engin de malheur et court. C'est la première fois que je le vois courir depuis ... Mes paupières s'abaissent, je secoue la tête.
— Schatzi...
— Salut, Tuck...
Pathétique. Un soupir plus tard, Tuck pose des questions à Frank comme si je n'étais pas juste sous son nez.
— Allez, je te conduis aux urgences. Frank, va chercher ton frère.
— Pa', protesté-je.
— Tu saignes et tu as sûrement besoin de points de suture. En route.
Un bras passe dans mon dos, il semblerait que je n'ai pas le choix. Je finis dans la voiture, la tête contre la vitre. A l'arrière, j'entends Cisco qui pleurniche et qui pose plein de questions avec une petite voix terrifiée.
— Mickey va mieux ? Où on va ? Il va mourir ?
Si seulement, répond la voix vicieuse sous mon crâne, elle s'en donne à coeur joie. Je me recroqueville dans le siège, respire par la bouche et attends que tout passe.
A l'hopital, on attend pendant des heures avant qu'un medecin ne me prenne finalement en charge.
— C'est une honte, s'il avait une comotion il aurait pu glisser dans le coma une centaine de fois avant que vous vous bougiez finalement le cul, enrage Tuck.
Le médecin ignore ses vociférations avec un sourire crispé, demande ce qui s'est passé et sourcille quand je lui raconte que j'ai fait une chute. Il sort son matériel – Aie, Tuck avait raison, il va me faire des points de suture – pendant que je réponds à son interrogatoire. Oui, j'ai trébuché ; sur du parquet ; non je n'ai mal nulle part, sauf à la tête ; non, je n'ai pas perdu conscience...
— Si, intervient Frank.
Je me mords la langue, maudit soit-il.
— Combien de temps ? l'interroge t-on.
— Cinq, dix minutes environ.
D'accord. Je dois rester, on va me trouver une chambre et un medecin va passer me faire des test complémentaires, je pourrais sortir demain si tout va bien mais à partir de maintenant je suis en observation. Merci, Frank.
— Vous pouvez le suivre pour l'aider à s'installer et lui dire au revoir mais après ça, il faudra partir. Vous pourrez revenir demain à 10h, on saura s'il peut sortir d'ici là.
Cisco baille dans le cou de Tuck, Frank se ronge encore l'ongle du pouce en jetant des coups d'oeil nerveux à son portable. La culpabilité me prend de nouveau à la gorge:
— C'est bon, allez-y. Maria va s'inquiéter.
— Tu es sûr ?
— Ouais, c'est bon. Repasse juste chez moi pour fermer et donner un peu de croquettes à Cyr ?
— Je vais le faire, t'inquiètes pas.
Tuck me tapote maladroitement le dos:
— Je viens te chercher demain.
— Ok. A demain.
Après un dernier coup d'oeil hésitant, Tuck réhausse sa prise sur Cisco et s'en va, Frank sur ses talons. On me guide dans les couloirs, on me donne des vêtements de rechange. La fatigue me colle tellement à la peau que je fais ce qu'on me dit sans trop râler. Même si la blouse de l'hopital est hideuse et que je préfererais largement être chez moi. La porte de ma chambre reste entrouverte, une infirmière me dit qu'elle viendra me réveiller dans deux heures. Pas sûr que je réussisse à m'endormir tout court. Les points tiraillent mon front, on m'a donné un analgésique pour la douleur, je ne sens pas grand chose même si ça pulse au rythme de mon coeur. L'infirmière vient me voir comme promis, je ne dors pas. Sur le dos de ma main, l'encre usée de ma liste de choses à vérifier me rappelle que la maison est vide et que je n'ai aucun contrôle sur ce qui s'y passe.
Le medecin ne vient me voir que le lendemain, après un petit déjeuné banal, un yaourt, une pomme, un chocolat... C'est déjà plus que ce que je mange le matin quand je suis chez moi. C'est un quarantenaire, une barbe poivre et sel, de nombreux plis sérieux sur le front. Il a un calepin qu'il ne cesse de regarder en tapant son crayon contre le papier.
— Madame Jones, l'interne m'a raconté ce qui s'est passé hier quand vous êtes arrivés ici mais j'aimerai l'entendre de vous.
Ma mâchoire se crispe, je hausse un sourcil et le regarde droit dans les yeux. Il ne cille pas.
— J'ai fait une chute en sortant de chez moi, voilà ce qui s'est passé, dis-je comme si de rien était.
— Votre demi-frère dit que vous êtiez bouleversée.
— Stressé, corrigé-je. Je suis leur baby-sitter et ils étaient... contrariants.
Chiants, insupportables, de vrais diables... Le medecin fait "hmmm" et examine calmement son calepin. Il en tourne une page et hoche la tête pour lui-même.
— Je vois dans votre dossier que vous êtes sous testostérone depuis un an.
— Oui..., dis-je, sur mes gardes. Et ?
— Eh bien...
Le medecin croise les jambes, sa bouche se plisse vers le bas. Cet entretien, je le sens mal.
— On a déjà constaté dans plusieurs cas que la testostèrone peut changer le comportement de la personne qui en prend. Votre demi-frère dit que vous êtiez vraiment, vraiment perturbée.
— Ca n'a rien à voir avec mon traitement, le coupé-je.
— Ca, c'est à moi d'en juger...
Mon sang ne fait qu'un tour:
— Vous disiez que vous vouliez entendre ma version mais vous ne voulez même pas m'écouter quand je dis que ça n'a rien à voir avec ça.
— Madame...
— Est-ce que j'ai l'air d'une dame.
La bouche du medecin se ferme. Je force mes doigts à se desserrer sur les couvertures et ma respiration à ralentir, je prends une inspiration calme. Si je m'enerve maintenant, je ne vais faire que lui donner raison.
— J'étais stressé parce qu'ils me faisaient tourner bourrique, ça m'a rappelé des mauvais souvenirs, j'ai commencé à faire une crise d'angoisse alors je suis sorti pour prendre l'air et j'ai trébuché. Ca arrive à tout le monde de tomber.
— Ce que j'essaye de vous expliquer, c'est que ce mouvement d'humeur que vous avez eut est surement dû à la testostérone.
— Et moi je vous dis que ça n'a rien à voir avec la testostérone. Je suis sous traitement depuis un an, je n'ai jamais mal réagi à une injection avant.
— Enfin, madame, je suis quand même le médecin !
Je suis tellement, tellement en rage là.
— Non, vous êtes un médecin qui persiste à m'appeler "Madame" alors que je n'ai rien d'une femme. J'ai fait la transition complète, j'ai changé mon nom...
— Mais il y a un "F" sur vos papiers.
— Parce que je suis en cours de procédure ! M'insurgé-je. Je ne vois même pas pourquoi je discute avec vous, je n'ai pas à me justifier !
Son attittude butée me dit clairement ce qu'il en pense de ma "procédure".
— Vous pouvez contacter la psychiatre que j'ai consulté avant, pendant et après ma transition, le "mouvement d'humeur" ou peu importe comment vous l'appelez... C'est du stress post-traumatique, pas une mauvaise réaction à la testostérone.
— Je vais la contacter. Et je contacterai aussi votre endocrinologue pour le mettre au courant de ce qui s'est passé.
— Je vais la contacter aussi parce que vous êtes clairement transphobe. Maintenant si je n'ai rien à la tête, j'aimerai qu'on me donne mon billet de sortie.
Le medecin ignore mon commentaire et prescrit des anti-douleurs pour ma blessure avec des instructions de soin, puis il s'en va. Je passe l'instant suivant à ressasser la conversation tout en me rhabillant avec mes affaires de la veille. Mon tee-shirt est couvert de tâches marrons mais je les remarque à peine. Mes seules pensées sont pour ce médecin qui m'a renvoyé en même pas dix minutes de discussion à toutes mes insécurités. Je sors de la chambre, je signe le billet de sortie et demande à la reception si je peux passer un coup de fil, promets de payer quand mon père arrivera avec de l'argent. La secrétaire a pitié de moi et me donne quelques pièces, je vais aux cabines telephoniques et avertis mon père que je peux sortir. Il me dit "j'arrive" et raccroche. Comme j'ai encore quelques pièces, je passe un second coup de fil. Malheureusement pour moi, je tombe sur boite vocale. J'explique quand même rapidement ce qui s'est passé à l'hopital, préviens mon endocrinologue qu'elle va avoir un coup de fil du médecin et lui raconte tout ce qu'il m'a dit en espérant qu'elle ne va pas le croire.
Puis je m'appuie contre le mur, renverse la tête en arrière, ferme les yeux et je respire.
7- Tu es sûr ?
— Tu es sûr que ça va aller ?
Tuck me suit dans la maison. Ce qu'il dit me passe au dessus de la tête, je suis trop occupé à chercher Cyr. Quand il reste introuvable, je me résouds à faire appel à ses plus bas instinct... et secoue le paquet de croquettes. Une boule de poil tricolore débarque en miaulant, je la saisis au vol.
— Si j'avais un doute, maintenant je sais pourquoi tu restes dans le coin, chacal, dis-je en enfouissant mon nez dans le cou de Cyr.
— Mickey...
Dans la cuisine, mon père appuie un coude contre l'encadrement de la porte. Je repose Cyr et lui donne quelques croquettes.
— Oui, c'est bon, merci. J'ai les médocs, j'ai prevenu mon boulot...
— Ok.
Alors que je pensais qu'il allait partir, Tuck tire une chaise et s'y assoit, les mains jointes devant lui, un pli soucieux en travers du front.
— Est-ce qu'on va parler de ce qui s'est passé hier ?
— Encore ? raillé-je. Je suis tombé, y a rien d'autre à dire.
— Tu as fait une crise d'angoisse.
— Ouais et maintenant ça va.
Je me tourne vers l'évier et je me prépare un café sans lui proposer une tasse. Je n'ai pas envie que cette conversation s'éternise.
— Tu ne penses pas que tu devrais... prendre rendez-vous avec cette psy ?
— Tuck, le coupé-je. Stop.
Je referme séchement le placard et me tourne vers lui:
— Merci de m'avoir conduit à l'hopital et de m'avoir raccompagné.
Tuck prends ça comme une invitation à s'en aller. Et tant mieux, parce que c'en est une. Les clefs de son pick-up cliquètent dans sa main.
— Tu es sûr que tu es capable de surveiller les mômes ce soir ?
Je suis sûr que j'en ai marre d'entendre les gens me demander si je suis sûr. Les dents serrées, je hoche la tête.
— Ouais, bien sûr.
On se regarde bizarrement pendant une dizaine de minutes. J'ai l'impression qu'il y a un fossé entre nous, et dedans, il y a tous les mots de ce médecin à l'hopital. J'observe Tuck et je me demande ce qu'il voit quand il me regarde.
— Ok... Bon, fais attention à toi, ok ?
— Oui. A plus tard.
Tuck opine du chef, sautille sur ses talons avec hésitation mais s'en va sans rien ajouter. Cyr machonne ses croquettes en ronronnant, je pose une main sur son dos et passe l'autre dans mes cheveux courts avec un soupir.
— Toi, t'en as rien à foutre du moment qu'on te donne à manger, hm ?
Cyr lève brièvement les yeux de ses croquettes, je gratouille son cou et me décide à aller prendre une douche pour enlever les traces de sang que le medecin d'hier n'a pas réussi à nettoyer et pour enfin me changer.
Quelques mèches de mes cheveux se sont durcies en sortes de petites dreadlocks et je mets du temps à les défaire, avec beaucoup de savon et le peu de patience qu'il me reste. Je me sèche devant le miroir, croise mon reflet et bloque. Deux yeux noisettes me dévisagent comme si j'étais un étranger, comme si je me voyais pour la première fois. Cheveux noirs, sourcils broussailleux, des épaules carrées et des bras bien sculptés même si j'ai arrêté la salle depuis qu'on me regarde de travers partout où je vais. Un torse plat avec deux cicatrices roses mais discrètes. Et j'ai beau me regarder, je ne vois pas le détail que le médecin a vu qui sonne feminin chez moi. Il n'y a rien.
On toque à la porte. Quand j'ouvre, Frank se tient derrière. Il pleut dehors, il a mis sa capuche et ses cheveux voilent de nouveau ses yeux. Pendant une seconde, j'envisage de lui claquer le battant en pleine figure, de le laisser dehors comme un chaton noyé. Je m'écarte pourtant:
— Entre.
Je retourne à mon ordinateur et le laisse refermer derrière lui. Sur mon écran, des lignes de codes se battent en duel, je les raisonne comme je peux. Aujourd'hui, c'était censé être mon jour de congés maladie mais comme j'avais du retard dans tous mes projets...
— Tu me demandes pas pourquoi je suis là à cette heure-ci ?
Je relève les yeux. Frank a toujours son sac sur le dos, comme s'il s'attendait à ce que je le jette dehors. Un rapide coup d'oeil vers l'horloge m'indique qu'il n'est que quatorze heure.
— Non, pourquoi je devrais ? L'interrogé-je distraitement.
— C'est toi le baby-sitter, pas moi, grommele Frank.
— Je ne joue plus.
— Hein ?
Avec un soupir, je me détache encore de mon travail pour le toiser. Son attitude est la même qu'avant, comme si hier n'avait pas eut lieu.
— J'ai dit: je ne joue plus. Pour une raison qui m'échappe, tu me détestes et j'en ai assez d'essayer de rentrer dans tes petits papiers. Fais-moi chier et tu ne viendras plus ici, moi ça me dérange pas de te laisser attendre en permanence jusqu'à ce que Tuck ou Maria vienne te chercher.
Frank renifle avec dédain, son sac glisse de son épaule et il le laisse tomber par terre:
— Tu le feras pas.
— Tu veux parier ?
On se jauge silencieusement. Frank repousse sa capuche et sa frange trempée en arrière.
— Tu veux savoir pourquoi je te déteste ?
Je ne suis pas sûr de vouloir l'entendre mais il ne me laisse pas le choix:
— Parce que tout ne tourne qu'autour de toi. A mon école avant, j'étais un gars cool et maintenant je suis le frère du monstre, mes potes se foutent de moi, d'autres personnes que je connais même pas se moquent de moi, à la maison Tuck parle que de toi et de combien c'est difficile pour toi et y a personne qui se demande si c'est dur pour nous !
Je ferme le clapet de mon ordi et je ne fais plus semblant de ne l'écouter que d'une oreille. La plupart des choses que prononce Frank sont dites pour blesser, malgré tout, là, ça a l'air sincère. Il s'arrête, fait un geste vague dans ma direction:
— Pourquoi est-ce que tu ne peux pas juste être une fille et arrêter de tout compliquer ?
— Parce que je ne suis pas une fille, répliqué-je, mal à l'aise.
— Comment tu peux dire ça !? S'indigne t-il.
Je repousse la vague d'angoisse qui m'assaille et me calme:
— Comment tu peux dire avec certitude que tu es un garçon ? Lui demandé-je.
— Je suis un gars ! S'exclame t-il.
— Comment tu peux le dire avec certitude ? Insisté-je.
— Parce que c'est la vérité, je le sais !
— Pareil pour moi.
Frank ouvre la bouche, la referme, comme un poisson hors de l'eau. Je me dépêche de continuer avant qu'il ne trouve un contre-argument:
— Quand tu te fais des potes, ton premier reflexe c'est pas de vérifier ce qu'ils ont dans le pantalon ou sous leur t-shirt. Comment est-ce que tu peux être sûr qu'un de tes amis n'est pas exactement comme moi ?
— Parce que je le saurais ! Rétorque Frank.
— Ou alors peut-être que t'entendre m'appeler "le monstre", ça l'empêche de te faire totalement confiance. Peut-être qu'il a peur que tu le regardes comme tu es entrain de me regarder maintenant.
Un citron dans la bouche aurait produit la même grimace sur le visage de Frank.
— Je n'ai aucun ami comme toi et j'en aurais jamais, crache t-il.
— Ton monde va être très petit alors.
Frank me tourne le dos sans daigner m'accorder un regard. Il ne va pas loin, le canapé du salon a toujours été sa destination préférée. Je rallume l'ordinateur en m'efforçant d'avancer dans mes projets mais le coeur n'y est pas. La télévision piaille sur une émission de télé-réalité où Brandon aime bien Jessica mais la trompe quand même avec Manon parce que cette dernière est "vachement bonne, wesh". Et Jelena est amoureuse de Philip mais comme il sort avec Gaëlle, elle va vers Victor pour essayer de le rendre jaloux, sauf que Victor croit vraiment qu'elle a des sentiments pour lui et James le met en garde mais en fait lui-même est crâmé de Jelena et ses bons conseils sont en fait une ruse pour que Victor abandonne Jelena qui essaye de rendre jaloux Philip qui sort avec Gaëlle.
Je me demande comment Frank arrive à suivre toutes ces conneries. A quinze heure trente, le bus de Cisco arrive.
— Bonjour, Michaël, me salue Chester.
Un sourire plus tard, Cisco trottine dans l'allée entre les sièges et descend prudemment les marches.
— Oulà, vous vous êtes battus ? Plaisante Chester.
— Il est tombé, comme moi à l'école, regarde !
Cisco relève son pantalon et montre son genoux égratigné à Chester avec une moue triste. Je lui tends la main:
— On va mettre un pansement dessus, ça ira mieux.
Même si ça ne va rien faire pour son égratignure, il le mérite, il vient de m'épargner une explication gênante. Cisco sourit, rabats son pantalon et saute la dernière marche en serrant mes doigts. Chester me fait signe et le bus s'éloigne.
— C'était comment à l'école ?
A cette question, Cisco se transforme en moulin à paroles.
On en est au goûter devant un chocolat chaud chacun quand quelqu'un toque à la porte. Surpris, je fronce les sourcils et vais ouvrir.
— Tuck ? Il est tôt...
Mon père se mord nerveusement les lèvres, piétine sur le seuil en se gratant la nuque.
— Oui, c'est... Euh... Je viens de me souvenir qu'on avait rendez-vous chez le médecin avec les garçons, en fait.
C'est clairement une excuse bidon. Je cligne des yeux et le détaille avec attention. Il a encore sa tenue de travail et il paraît hyper embarrassé, comme s'il avait hâte de partir.
— Ok... Je vais aller chercher Cisco.
Frank peut se débrouiller, il n'est pas loin de l'entrée, il a du entendre de toute manière. Tuck entre. En passant à coté du canapé, je note que Frank n'a pas du tout l'air étonné. Un coup d'oeil au portable dans sa main et je comprends. Il lui a demandé de venir les chercher. Une boule se loge dans ma gorge, je fais comme si de rien était et m'eclipse à la cuisine.
— Cisco, Tuck est là, annoncé-je avec un ton vacillant.
— Quoi, déjà ! S'exclame Cisco en boudant.
Au moins un qui a une réaction authentique. A moins qu'il ne soit bon acteur.
— J'ai pas fini mon goûter ! Chouine Cisco.
— Termine-le vite alors, je vais préparer tes affaires. Attention, dans cinq minutes on doit avoir terminé (je lui montre l'aiguille sur l'horloge)... top chrono !
Le défi a le don d'arrêter les jérémiades de Cisco, il mange en un temps record.
— T'as perdu ! Rit Cisco.
— Oui, j'ai perdu, dis-je avec un sourire.
Je me suis tapé un dîner en tête à tête avec le bol vide que Cisco a laissé derrière lui, la flemme de le laver. J'attends que la motivation me vienne quand mon portable vibre dans ma poche:
Peut-être qu'on devrait mettre sur pause cette histoire de baby-sitting... Voir arrêter completement. - Tuck 19:18
Pour être honnête... Ce message ne m'étonne pas. Je suis pas ravi pour autant:
Tu pouvais pas me le dire en face, hein ? - Moi 19:20
Qu'est-ce que tu veux dire ? - Tuck 19:23
Je sais que Frank t'as demandé de venir les rechercher, je suis pas con – Moi 19:25
Ce n'est pas entièrement à cause de ça ! - Tuck 19:30
Pas entièrement. Mais c'est en partie à cause de ça:
Si tu crois qu'éviter de le confronter à des gens comme moi ça va le calmer, tu te trompes – Moi 19:33
Je m'inquiète pour toi, c'est tout ! Je n'ai pas envie que tu te recoives des commentaires de sa part, t'es fragile en ce moment. - 19:37
Le mot "fragile" me percute comme un poids lourd sur une autoroute à 130km/heure, j'ai le telephone à l'oreille la seconde suivante. Tuck décroche:
— Mickey ?
— Je ne suis pas "fragile", m'insurgé-je.
— Non, bien sûr, je sais, ce que je voulais dire c'est que..
— Et puis pourquoi on a ce genre de conversation par texto ? Je te signale que je ne voulais pas faire de baby-sitting au début, c'est toi qui voulait à tout prix qu'on apprenne à se connaître entre demi-frères et maintenant tu me sors ton...
— Michaël...
— ... baratin débile en disant que je suis "fragile" en ce moment !
Remonté comme une pendule, je lui laisse à peine le temps d'en placer une. La tristesse, la rage et l'injustice de la situation me prend à la gorge.
— Mickey, avec ton passé, c'est normal que Frank s'interroge et...
— Non, je t'arrête tout de suite, je veux pas avoir cette discussion au téléphone.
Pas quand je ne peux pas voir son visage et les expressions qu'il affiche quand il parle.
— Tu n'as qu'à venir ici et on en discute.
— Je ne peux pas, Maria est chez une amie et je dois garder les petits.
Sous le coup de l'émotion, mes doigts vont arracher les clefs au clou de l'entrée:
— Alors c'est moi qui viens.
— Tu es sûr ? Tu n'es jamais venu à la maison, dit Tuck, eberlué.
— Eh ben, il y a une première à tout, j'arrive dans cinq minutes.
Je raccroche sans attendre sa réponse, décroche ma veste du porte-manteau et m'engouffre dans ma Logan en imaginant les diverses tournures que vont prendre la conversation. Il ne faut pas que j'en fasse un drame, même si j'ai l'impression que tout me tombe dessus d'un coup. Tuck ignore que mon endocrinologue a appelé ce matin pour dire que le medecin à l'hopital avait peut-être raison et qu'elle souhaitait faire des examens complémentaires pour réajuster mes dosages, il ne sait pas qu'on va sûrement réduire la seule chose qui me fait me sentir moi-même et qui m'empêche de perdre la boule.
— Merde, ricané-je en me frottant les yeux.
Après tout, c'est vrai: il y a des choses plus graves dans la vie, il y a des gens qui ont des maladies graves, qui meurent de faim... Je suis juste une erreur de fabrication intra-utero.
Soudain, un chien débarque de nulle part et se met en travers de la route. Tout s'accelère, tout va trop vite. Mon compteur indique 70km/h, j'appuie sur les freins mais rien ne se passe. Je panique et fais ce que mon père m'a toujours déconseillé de faire: je donne un grand coup de volant. Les pneus crissent, la voiture fait un bond, ma tête cogne le parebrise puis c'est le trou noir.
Le paysage est à l'envers. J'ai tellement mal partout qu'au final la douleur est inquantifiable. Inqualifiable. La ceinture de sécurité me broie le torse, je n'arrive pas à respirer. Ca sent l'essence, la pluie, le sang. Un bruit me tape sur les nerfs, un geignement aiguë et plaintif.
Puis je réalise que ce son, il sort de ma propre bouche. Je crois que je pleure. Je crois que je suis entrain de mourir. En un reflexe stupide, ma main se porte à la boucle de la ceinture, un clic retentit et j'atterris douloureusement sur le toît. La portière conducteur a été défoncée et arrachée par le choc, je roule, rampe, me traîne. Je ne sais même pas ce que j'ai de cassé, mon corps est tordu en plusieurs endroits, un goût metallique persiste sur ma langue et la douleur, la douleur...
Je fais toujours ce bruit. Je ne peux plus avancer. Bouger. Je ne peux même pas contempler le ciel. Ma joue s'errafle contre le bitume, tout ce que je vois est gris couleur béton.
Je ne peux plus respirer.
Garder les yeux ouverts.
Penser.
Une patte grise entre dans mon champ de vision. Stupide clébar, quand je pense que je vais crever pour lui. J'aurais du l'écraser.
Un museau froid pousse ma main, renifle ma peau. Une langue râpeuse vient lécher le sang qui couvre mes articulations fragiles. Je me sens glisser, mes yeux restent ouverts mais ma vue devient floue, je perds les sensations, la douleur s'évapore peu à peu, ma respiration m'effleure à peine les lèvres, elle s'amenuise, elle me quitte.
Comme dans un rêve, je sens un pincement sur mon poignet mais c'est trop tard.
Je suis déjà parti.